dimanche 5 juin 2011

Les Mascarades par Daniel Vuataz


ill. Camille Marshall
Les mascarades
(Trois histoires de costumes)

Pour les enfants d’Antoinette Culet

 

La traque


Le premier homme marche les yeux froncés vers les branches bleues des sapins, tendu à la recherche d’un signe. Le deuxième homme avance les mains en casquette, une herbe entre les dents, fouillant du regard le fond râpé de la forêt. Le premier homme dépasse sans le voir un jeune cerf élaphe, tapi dans un creux du terrain. Le deuxième homme s’appuie sans le savoir contre le perchoir d’un jeune loup-cervier, fondu dans les branches et le ciel. Les deux hommes progressent de front, à un jet de pive l’un de l’autre. Le premier homme essuie du dos de sa main la transpiration qui perle sous ses sourcils, son fusil serré dans le poing. Le deuxième homme, à l’affût, mâchonne son herbe et avance souplement. Les deux jeunes animaux regardent le chasseur et son rabatteur s’éloigner en direction des crêtes boisées de la forêt, l’un suivant l’autre comme la douleur le coup. Les deux hommes disparaissent derrière les rochers bruns, à plusieurs jets de pierre. Le cerf élaphe tend le cou et le chasseur réapparaît plus loin, accroupi derrière un tronc seul, son fusil contre la joue. Le loup-cervier observe de son perchoir le rabatteur accomplir un cercle lent autour d’un bosquet de fougères. Le plafond de la forêt se fend et les moucherons restent suspendus dans la lumière qui rejoint le sol. Le rabatteur semble faire un signe du poignet en direction d’une ombre bleue dans les fougères. Le chasseur acquiesce des paupières et se positionne. Il hausse l’épaule sous son fusil, son corps est immobile comme le ciel avant un orage de chaleur. Les deux animaux approchent anxieusement, ne pouvant se résoudre à se montrer. Le rabatteur disparaît de leur vue, sur ses avant-bras, le menton dans la terre, observant l’ours qui respire avec régularité au milieu des fougères fanées. Le ciel est bas sur la forêt. Le rabatteur roucoule quelque chose de sylvestre. Les deux animaux sursautent lorsque les deux coups de feu claquent dans l’air. L’homme au fusil n’a pas bougé. Une petite fumée stagne au dessus de sa tête alors qu’il casse son fusil en silence. Son frère s’approche doucement de l’ours qui n’a pas bronché, deux balles enfoncées dans sa fourrure comme deux pierres dans du sable mouillé. Le tireur observe depuis son poste, un bras dans la cartouchière, son fusil plié sur l’autre. Le rabatteur s’agenouille à côté de la prise, il a un mouvement de terreur. Le tireur se lève en craquant les genoux, questionnant des yeux en direction de la curée, ses sourcils l’un contre l’autre. Le rabatteur a maintenant l’air inquiet, il considère la forêt autour de lui en tenant son herbe entre les doigts. Le tireur a rejoint son frère, ils regardent. La panoplie d’ours, les coutures apparentes sous la lourde fourrure, la mâchoire fixée au vieux cuir, fume en deux endroits alors que l’homme barbu, sa tête encore à moitié sous le crâne amovible de la bête, ressemble à un enfant qui dort. Les chasseurs retirent complètement le masque d’ours de la tête de l’homme, utilisant les manches de leurs habits – car la mort, voyez-vous, est peut-être contagieuse. Un craquement fait bondir les deux frères qui se retournent. Un cerf élaphe et un loup-cervier, tremblants sur leurs pattes de derrière, leur tête entre les mains, sortent lentement du bois. Sans comprendre, les deux chasseurs examinent les deux enfants, identiques sous leur assemblage de fourrures cousues, s’approcher affligés de la dépouille de leur père qui continue de saigner dans son costume ouvert.

 

L’enjôleuse


La jeune fille entre dans la ferme familiale, fiévreuse, et monte à l’étage sans prendre la peine de retirer ses souliers noirs. La jeune fille bifurque par la chambre de ses parents, sans s’attarder sur les draps noirs et les couronnes noires qui recouvrent le côté gauche du lit conjugal. La jeune fille grimpe au galetas et allume sa lampe à pétrole, sans se soucier des insectes piégés qui tintent et fument contre le verre bouillant. La jeune fille défait ses cheveux, se déshabille en désordre, déposant en une petite pile penchée sa jupe noire, son corsage noir, ses gants noirs, son châle noir et ses souliers noirs. Nue et rousse comme la flamme, elle frissonne et soulève le couvercle d’un vieux carton. Sur sa peau brûlante elle passe une robe crème, un tablier de dentelle brune et se coiffe d’un chapeau de paille qu’elle trouve tout au fond du carton. La jeune fille se retourne vers la glace poussiéreuse, dans le halo de lumière : c’est vrai qu’elle lui ressemble étrangement, maintenant. Alors la jeune fille referme la trappe du galetas derrière elle, descend au jardin et passe devant le bâtiment des chevaux, en direction de l’enclos. Leur mère apparaît aux jumeaux qui attendent au soleil, leurs petites jambes identiques balançant dans l’air chaud du corral, à califourchon sur les rondins brûlants. La jeune fille s’arrête à quelques mètres de ses petits frères, au visage une moue enjouée, sur ses hanches ses mains comme elle l’a tant vu faire. Les jumeaux ont le visage qui s’allonge et les yeux qui s’écartent. La jeune fille a sa poitrine qui lui serre le thorax sous le tissu rêche de la robe, le cœur qui tamponne contre la gorge. Les jumeaux miaulent et brament et battent des mains autour de leur mère – ils le savaient bien, eux, qu’elle finirait par revenir ! –, la complimentant sur sa beauté, n’osant toutefois toucher la flamme. La jeune fille explique à ses nouveaux enfants qu’il faut annoncer la bonne nouvelle, à commencer par le père, qui sera heureux de l’apprendre, lui qui est parti pour une battue. Les jumeaux s’échangent des yeux fous, gesticulent et trépignent, tentant de s’expliquer mutuellement un bonheur identique. Leur mère les prévient que la battue est pour un ours, et que le père a choisi de jouer l’appât. Les jumeaux répondent sans sérieux que plus rien ne leur fait peur, qu’ils ont hâte et qu’ils ont chaud. La mère leur explique que la forêt est bien plus grande que ce qu’ils s’imaginent. Les jumeaux racontent qu’ils connaissent déjà ce sentier jusqu’à l’arbre couché, que ce n’est pas un problème et qu’ils ont soif. La mère leur annonce que cette fois-ci, ils devront aller beaucoup, beaucoup plus loin, et que la bête se dirigeait vers la crête des bois, en direction des vallées. Les jumeaux assurent, des plis fauves sur le front, que le père, il ne va pas en revenir ! Comme ils courent en direction de la maison, la mère leur crie d’utiliser leurs accoutrements favoris, et de se dépêcher de rentrer pour le dîner. Les jumeaux disparaissent derrière le coin du bâtiment, détalant dans la lumière du soir, l’un devançant l’autre comme le cœur la raison. La jeune fille retire son chapeau de paille et délace le haut de sa robe pour redonner de la place à ses seins. Elle a son cœur qui lui bondit entre les poumons. Un cerf élaphe et un loup-cervier, leurs lourdes fourrures couturées dans le dos, leur tête sous les bras de deux enfants identiques, s’encourent dans le pré chaud qui sépare le domaine de la forêt. Les larmes montent aux yeux de la jeune fille qui n’a ni joie ni tristesse. Ses cheveux roux lui brûlent la tête et sa robe lui tombe maintenant presque sur les hanches. Ce soir, il n’y aura peut-être personne pour revenir dîner.

                                                                

L’issue


Le premier des deux hommes avance précautionneusement sur la côte fragile de la crête, son fusil en bandoulière, ses yeux rivés sur les mousses entre les racines où il cherche la suite de la piste. Le second des deux hommes marche à la même hauteur que l’autre, à un jet de pive en contrebas, le regard fouillant les branches les plus hautes à la recherche d’un nouveau présage. Devant eux, les ravines succèdent aux éboulis, et dans les trous des arbres le ciel brun est immobile comme avant un orage de chaleur. Les deux hommes s’arrêtent brusquement, l’un imitant l’autre comme le renard l’enfant. Comme en équilibre sur une ligne fictive, à l’affût d’un souvenir perdu, la tête penchée et les yeux clos pour mieux recevoir, les deux hommes se baissent. Le premier des deux hommes replace sur son visage le mufle de loup-cervier qu’il avait retiré pour reprendre haleine, faisant à l’autre un geste des yeux en direction du fourré de fougères fanées. Le second des deux hommes abaisse sur la sienne la tête de cerf élaphe qui lui pend sur la nuque, frôlant des andouillers les branches les plus basses quand il se redresse avec calme. Le fourré de fougères semble bouger une première fois pendant que le premier des deux hommes abaisse le chien de son fusil. Le fourré de fougères semble bouger une seconde fois alors que le second des deux hommes contourne la zone de plantes sèches, faisant des signes de tête évidents en direction du gibier. Les dieux et les bêtes retiennent leur souffle dans la chaleur de la forêt. Deux coups de fusil font trembler le bras du premier des deux hommes alors que la lumière pénètre dans la clairière par une fente du dôme. Le second des deux hommes s’approche prudemment de la scène, relevant son masque de cerf au-dessus de sa tête comme s’il priait le ciel. L’air chauffe sous la voûte des arbres. L’homme-cerf écarte des mains les fougères les plus hautes et reste un instant suspendu au-dessus du vide, sa tête d’humain vers la terre, sa tête de cerf contre le ciel. Le tireur se hisse hors de son trou, son masque de loup-cervier dans la main, interrogeant des yeux. Les fougères jaunes sont des flammes immobiles et les deux hommes se tiennent coi, le cœur étrangement serré. Un ours s’approche angoissé, sa tête formidable entre ses mains, sa lourde fourrure couturée jusque dans le dos. L’homme dans l’ours contemple les deux chasseurs, puis ses yeux vont sur les deux petits squelettes qui brillent sans chaleur au milieu des fougères. Des cloches tintent au loin. L’homme dans l’ours pleure dans sa barbe, alors que ses deux fils, étreints d’une indicible nostalgie, examinent sans comprendre les vieux restes de deux petites créatures identiques. 

 

Daniel Vuataz

L'Enjôleuse est parue dans le Passe-Muraille n°83,

Juillet 2010

 

A lire aussi du même auteur :
Trois histoires de rivières sur le blog "Parole en Archipel"

Passe-Muraille n°86 Juin 2011

Amis lecteurs,

Le Passe-Muraille d'été est sur le point d'être envoyé sous presse.

Voici de quoi se mettre l'eau à la bouche :


SOMMAIRE PM n°86

AUTRES HORIZONS
Blaise Cendrars – Dany Laferrière – Erri De Luca – Rosa Montero
LETTRES ROMANDES
Bruno Pellegrino – Corinne Desarzens – Jean-François Schwab
CHRONIQUES, INÉDITS
Pascal Janovjak - Philippe Rauss – Philippe Di Maria – Pascal Rebetez




mardi 12 avril 2011

La cotte de mot de Georges

par Georges Nivat

Georges était mon « tiozka » comme on dit en russe, où un mot précis désigne ce compagnonnage de prénom et d’ange, Georges aimait ce compagnonnage, et me le rappelait souvent. J’entends encore sa voix chaude et sourde comme celle d’un alto, qui m’appelle par notre prénom. C’était à Bordeaux, à Genève, ou à Paris, sou¬vent dans un café, mais aussi dans une de ces foires aux livres qu’il n’aimait pas, mais supportait comme un joug imposé au boeuf littéraire qu’il était. Son long artisa¬nat de la main qui écrit, son oeil défaillant en plongée sur le graffiti comme la loupe d’une divinité scrutant les Gulliver humains – il était gnome et dieu, il semblait un Héphaïstos de l’écriture. « L’acharnement à écrire est un acharnement amou¬reux », écrit-il lui-même. Et cet acharnement l’apparen¬tait à un Russe qu’il aimait beaucoup, édité en fran¬çais par son ami Vladimir Dimitrijevic dans nos chers Classiques slaves, Vassili Rozanov. Il se place d’ail¬leurs sous son invocation dans Le Livre des passions et des heures. « Mon rôle est de me complaire dans l’être humain, non de la haïr ».

La sagesse douce, la bien¬veillance qui émanait de lui était unique. C’était une disponibilité à l’humain, qui pour lui était équivalent à la disponibilité d’écriture. Quelque chose de stoïcien plus que zen. Une fermeté d’âme que chacun ressentait auprès de lui, un stock de vertu au sens italien du mot : le courage, le labeur, la grâce qui descend sur les humbles et sur les choses, l’aube, la pluie, un mur, un préau…

Il était comme enraciné dans ce quotidien des choses reçues dans une humilité qui pour moi l’apparente à Charles Péguy. Et pourtant il me semblait souvent faire simplement halte dans notre monde, une halte certes plus terrienne que la nôtre, mais une halte entre deux chemi-nements vers des destina¬tions que seul son oeil inté¬rieur connaissait.

On se sentait protégé par la cotte de mots que sa prose tricotait avec sa poésie et le quotidien qui était au bout des aiguilles. Cette cotte de mailles protectrice était un manteau d’Intercession, elle protégeait, et protégera en¬core longtemps ceux qui ai¬ment entrer dans son bour¬donnement de mots. Elle défend de l’usure des choses, des mots, de la vie. L’État de poésie où il nous faisait glisser presque contre notre gré est une enfance qui per¬dure, cheminant à côté de notre âge, de notre vieillesse. En parlant de sainte Thérèse d’Avila Georges parle de présence illuminative, et dé¬finit par là même la sienne propre. Mais ce mystique-là ne reste pas dans le flou, il laboure sans répit la connais¬sance ; il est un glaneur de toutes les littératures, de la russe à l’espagnole, de tous les terroirs, du Léman à la Crète, n’aimant rien tant que le détail, les larcins pris au quotidien, proche ou lointain. Ce labour obstiné d’un terroir journalier nous a donné un inimitable texte sans début ni fin, voisinage de rue, et compagnonnage du monde.

Il aimait, ou il n’aimait pas. Il n’était pas tiède. Il ne louchait pas vers les feux de la rampe pour savoir vers quoi ils étaient braqués. Un périmètre étroit lui ouvrait l’authentique, un tour du monde des cultures l’assu¬rait d’être bien planté sur la terre des hommes. Et c’est sûrement ce qu’il nous laisse de plus précieux : l’exemple et le don d’être soi, rien que soi, et tout soi dans notre monde clignotant. Frère Georges, mon « tiozka », vous nous manquez.  G.N.

Le Passe-Muraille, No 85

IN MEMORIAM

Pour Georges Haldas : Georges Nivat – Serge Molla – Matthias Tschabold


Pour Anne-Lise Grobéty : Bruno Pellegrino

LETTRES ROMANDES

Alain Bagnoud – Etienne Barilier – Nicolas Bouvier et Thierry Vernet – Jean- Yves Dubath – Hughes Richard – Jean-Louis Kuffer – Michel Layaz

AUTRES HORIZONS

Jean-Pierre Guéno – Frédéric Jaccaud - Xavier Mauméjean – Philippe Muray – Philip Roth Matthias Zschokke

Une bonne nouvelle

Notre compère Bruno Pellegrino, 21 ans et des poussières, vient de décrocher le prix du Jeune Ecrivain 2011 pour sa nouvelle intitulée L’Idiot du village. À lire dans le recueil paru chez Buchet-Chastel sous ce titre. Chapeau, gamin


Décidément, le p’tit Bruno n’en finira pas de nous étonner. Il y a quelques années de ça, ses profs n’en croyaient déjà pas leurs yeux : que ce baby leur balance des copies pareilles ! Le père, la mère, l’oncle furent soupçonnés : que non pas, c’était lui le coupable! Même que, bien avant son bac, lui fut attribué le prix de la meilleure composition de son établissement scolaire, publiée in extenso dans le journal 24Heures.
Dans la foulée, je  lui proposai de collaborer au journal littéraire Le Passe-Muraille, puis à la rubrique culturelle du grand quotidien vaudois. Il écrivait, alors, comme un digne sexagénaire de 17 ans. Je lui suggérai de rajeunir un peu. Il s’y employa. À dix-huit ans, il écrivait comme on le fait à quarante ans, trente ans même. Et puis il passa son bac, entra en fac de lettres, s’envola bientôt pour les States avec sa bonne amie, pour y passer une année d’études.
C’est de là-bas qu’il a débarqué l’autre jour au Salon de Paris où l’équipe du prix du Jeune Ecrivain, Christiane Baroche en tête, l’attendait pour lui remettre le Premier prix de l’année 2011. À préciser qu’en 27 ans, le prix du Jeune Ecrivain a déjà reçu 20.000 textes de toute la francophonie et publié 150 lauréat, révélant notamment Marie Darrieussecq, Antoine Bello et Jean-Baptiste Del Amo.
Cette année, sous le titre éponyme de L’Idiot du village, la cuvée 2011 nous révèle douze textes en recueil, avec la nouvelle de Bruno Pellegrino en point de mire. Christiane Baroche, éminente nouvelliste comme chacun sait, la présente en ces termes : « Cette nouvelle terrible, jaillie des dix-neuf ans de Bruno Pellegrino, démontre que la peur trouve en quelque sorte une raison de se venger des morts inattendues, des catastrophes brutales et de l’annonce d’une guerre imminente, sur un bouc émissaire commode, l’idiot du village du coin ».
L’idiot du village représente en effet, comme pour illustrer, admirablement et sans doute en toute ingénuité, la thèse de René Girard, le phénomène de la crise mimétique collective à l’origine de nombreux mythes et légendes. Dans une langue voulue fruste, pour mieux pointer le type du narrateur frotté de veulerie populaire, le jeune écrivain parvient à établir une tension crescendo dans un contexte villageois évoquant à la fois la terre vaudoise de Ramuz et, plus universellement, une province profonde de n’importe où. En une vingtaine de pages, le drame se prépare, implacablement, et débouche sur l’issue prévisible mais qui nous prend néanmoins à la gorge. C'est fort, le môme... (JLK)

L’idiot du village, de Bruno Pellegrino, et autres nouvelles. Prix du Jeune écrivain 2011. Buchet-Chastel, 293p.

D'autre part, entre passeurs...

Editorial

Un petit livre épatant vient de paraître chez un petit éditeur lausannois à l’enseigne fluette de Paulette, en quoi nous voyons un petit événement.

On nous dira : ça y est, le snobisme du minuscule les reprend, plus c’est petit et plus c’est grand, on connaît ce genre de fadaises d’esthètes à chichis ! À quoi nous rétorquerons pourtant : que nenni !

Car ce petit livre dont nous saluons l’apparition quasi miraculeuse, intitulé Chroniques d’un Occident nomade, et marquant la révélation non moins radieuse d’Aude Seigne, 25 ans, se déploie au contraire dans les grandes largeurs d’une littérature qui respire, et ce n’est pas par jeunisme non plus que nous félicitons l’éditeur Sébastien Meyer, 23 ans, de cette belle et bonne découverte.

Une nouvelle collection littéraire, à l’enseigne du Passe-Muraille, vient également d’apparaître en librairie, en complicité avec les éditions d’autre part de Pascal Rebetez, dont la visée affirmée est d’accueillir et d’escorter des auteurs suisses ou étrangers « re¬marquables par la singularité de leur voix ».

Or la voix d’Aude Seigne, comme celles de Douna Loup ou de Sébastien Meyer écrivain, déjà présentées dans Le Passe-Muraille, sont précisément de celles que nous aimerions défendre et illustrer, comme nous le faisons d’ailleurs depuis bientôt vingt ans. Pascal Rebetez lui-même, écrivain et éditeur, manifeste lui aussi, depuis belle lurette, cette attention vive aux voix originales de ce pays : les derniers titres de son catalogue, marqués par un tenace esprit d’indé-pendance, le prouvent une fois de plus dans la variété des tons très personnels de François Beuchat, Jean- Yves Dubath, Pierre-André Milith et Frédéric Mairy.

Enfin, ce nouveau compagnonnage des éditions d’autre part et du Passe- Muraille ne fait que relancer nos désirs respectifs de passeurs. Cela seul compte en effet, sur fond de satura¬tion et d’empoigne, de gros tirages et de battage : que passent de nouvelles voix à travers le bruit…



Jean-Louis Kuffer

(Ce texte constitue l’éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No85, mars 2011)

Portraits ci-dessus: Aude Seigne, Sébastien Meyer et Pascal Rebetez.

Le soleil


Par Douna Loup

J'ai toujours aimé le soleil sur la ville de Pripyat.
Il était comme une lame qui coupait le gâteau de la vie en tranche. Une bonne part pour chacun. J'avais trois ans la première fois que j'ai goûté au mot « soleil », que je l'ai fait tourner dans ma bouche longtemps jusqu'à que je sente le feu de cette boule me consumer de l'intérieur pour répondre à l'autre éclat qui venait d'en-haut, l'éclat de cette boule lointaine qui m'aveuglait.

J'étais toujours fascinée par ce qui luisait, par ce qui était loin, même par cette couleur bleue du ciel étalée au-dessus de nous. Dans la ville de Pripyat, je me promenais comme si la vie devait durer toujours et s'accorder au bleu du ciel qui déroulait ses nuances saison après saison, je ne me posais pas de question inutile, mes yeux quand je me promenais dans la ville de Pripyat, mes yeux pouvaient se charger du monde, s'en charger comme d'une plume, c'était léger, c'était confortable.

Je coupais le monde en milliers de morceaux qui s'éparpillaient en images. Je marchais dans les rues et la ville de Pripyat se fragmentait à l'infini dans mon regard, un petit triangle remplis de feuilles de peupliers, un petit carré où venaient circuler des voitures de toutes les couleurs, un petit rectangle traversé par les balançoires et l'ombre des immeubles qui pendant un instant redessinait les rues. J'aimais tout, je me souviens de tout.

J'avais trois ans quand j'ai connu la gloire. Le défilé du premier mai sur les épaules de mon père, le défilé sur les avenues de la ville de Pripyat. J'avais trois ans et lorsque quelqu'un me demandait à cette époque ce que je voulais devenir plus tard je répondais « Communiste! » mon père était un éléphant qui me faisait voir ce qu'il y a de plus beau au monde, les visages des hommes et des femmes tous ensemble mêlés dans la fête, je les voyais du haut de ses épaules et la joie sacrait leurs visages, je les voyais du haut du monde et je les entendais chanter dans mon corps, ils chantaient tous dans mon corps, des milliers de voix dans ma poitrine, des milliers de voix dans mes jambes qui battaient la cadence contre les épaules de mon père, et du rouge partout qui ficelait le bonheur, qui l'entourait comme un ruban pour qu'il reste là, toujours, dans les rues de la ville de Pripyat.

C'était comme ça quand j'avais trois ans sur les épaules de mon père, c'était comme ça dans la ville de Pripyat, et ce jour là j'ai cru que toute la vie serait du rire qui paradait sur les avenues, j'ai cru que grandir c'était juste pouvoir marcher seule sur les routes.

Après il y a eu des années différentes, mais dans la ville de Pripyat j'ai toujours aimé le soleil, pas comme ici dans cette pourriture d'immeuble, dans cette pourriture de vie, pas comme dans la ville de Kiev où le bonheur reste hors de mon visage, hors de mon ventre, où tout reste en-dehors de moi sauf la putréfaction du monde.

Je suis née le 7 mars 1953 deux jours après la mort de Staline, ma mère poussait pour me faire sortir de son ventre pendant que les rues de la ville de Pripyat étaient remplies de deuil national, pendant que les visages de tous les habitants de l'URSS portaient sur eux la mort du Grand chef, mais ma mère le 7 mars à quatorze heure ne pensait plus à l'agonie de Staline en poussant la vie hors de son corps, elle pensait à l'instant qui vous fait mère en une seconde et elle criait sur les infirmières en noir, mais les infirmières avaient reçu pour ordre de maintenir le deuil jusqu'aux funérailles nationales, le deuil incontestable qui secouait la nation leur pendaient des mains pendant qu'elle m'attrapaient dans la chambre de l'hôpital de Pripyat et le portrait du « Petit père des peuples » que j'ai peut-être croisé dans les couloirs de l'entre-deux-mondes s'il existe, était suspendu en face de son lit avec des fleurs pour tenir sa mort bien en place, ma mère m'a mise au monde sous le nez de Staline qui s'en foutait dans son cadre en acier et les infirmières ne pouvaient pas la féliciter, même une fois que mon petit corps fût posée sur sa poitrine dont le lait se mettait à couler, même une fois que mes mains se collèrent sur la bouche de ma mère qui pleurait en riant et même lorsqu'elle leur dit à tous, comme en chantant alors qu'elle chuchotait ayant usé sa voix sur les dix heures qu'avait duré son effort comme le bois s'use contre les pierres, même donc lorsqu'elle déposa tout doucement dans leurs oreilles mon prénom rien qu'à moi Livia, Livia, elle s'appellera Livia elle est née par une belle journée, le ciel est fixe, le ciel est d'un bleu fixe; les infirmières continuaient à se lamenter en répétant Staline, Staline.

Dans la chambre d'hôpital il y avait ces deux noms qui s'empilaient face à face comme les briques de deux murs qui fauchaient l'horizon, Staline, Livia, Staline, Livia, ces deux noms annonçaient de façon incompatible la mort et la vie en même temps, ces deux noms se faisaient face, se faisaient échos et j'ai toujours pensé que si j'étais née avant, je n'aurais pas été ce que je suis pour toujours, une petite fille coincée entre deux murs.

Mon père travaillait à la centrale, il est arrivé le soir, il m'a prit dans ses bras et ma mère lui a dit qu'elle avait déjà choisi de m'appeler Livia. Alors mon père m'a reposé sur le lit blanc, mon père a enlevé ses chaussures, sa veste, a enlevé le froid qu'il portait sur les mains, il a ouvert la fenêtre qui donnait sur la cour et il s'est allongé par terre en me couchant sur son ventre, il a respiré mon odeur et quand il est remonté à la surface du lit où ma mère l'attendait il lui a dit c'est bon, Livia c'est bon.

C'est comme ça que je me suis fait baptisée, face au souffle noir du deuil national et dans les bras de mon père qui soupesait dans l'intime si le prénom de Livia était vraiment celui qu'il me fallait.

Je remercie mes parents, aujourd'hui encore, s'il reste une chose dans laquelle je me sente bien dans cette ville de Kiev où tout est à côté, déplacé, déchiré, s'il reste une chose c'est bien mon prénom, Livia, mon terrain infime, mon petit infini dont je suis la seule et unique habitante.

Dans le ciel les astres s'éloignent toujours plus.

Plus j'ai grandit, plus ils se sont éloignés. À six ans je pensais qu'en devenant adulte les astres me paraîtrait moins loin, je me disais que je pourrais peut-être même les rejoindre un jour. Mais je n'ai jamais été aussi près du ciel que ce jour de premier mai sur les épaules de mon père avec dans la bouche le mot « soleil » qui rayonnait comme un petit dieu.

Aujourd'hui en faisant la vaisselle dans ma cuisine qui donne sur la place carrée de la ville de Kiev, en faisant la vaisselle je peux regarder les branches qui se croisent devant ma fenêtre, le marronnier tricote, les merles se mêlent aux mouvements des feuilles, le vent est le maître absolu, mais quelque chose s'échappe toujours trop vite dans ces moments que je pourrais trouver beau, que j'aurais sans doute trouvé beau dans la ville de Pripyat, mais ici, aujourd'hui, j'ai quarante-quatre ans et je suis lasse, je ne suis pas au bon endroit, ça me donne envie de hurler cette sensation de ne pas être à ma place, de ne pas être celle que Livia Mislev aurait du être à cet âge de quarante-quatre ans, celle que Livia Mislev aurait du être dans sa cuisine par cette journée d'octobre 1997 en faisant sa vaisselle et en regardant les merles et les branches d'un marronnier s'emmêler.

Ce n'est pas le bon marronnier, ce ne sont pas les bons merles, ce n'est pas le bon liquide vaisselle, ce n'est pas le bon silence qui se cognent sur les assiettes sales, tout est faux.

Je vais m'assoir devant ma table dans la cuisine. Tout est propre dans la maison, j'ai même nettoyé les bruits en calfeutrant mes fenêtres, la porte et en éteignant la radio que je laisse parfois emplir le salon de voix inconnues, je suis assise devant ma table mais je sais bien que rien n'existe, que je suis seule dans une mer d'atomes, une mer d'atomes qui s'entrechoquent, et j'aimerais rejoindre l'exosphère, cette zone qui commence à environ sept cent kilomètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer; là, les particules sont si rares qu'il n'y a presque pas de collision entre elles, les atomes s'y comportent librement, il y en a même qui s'échappent dans l'espace.

Ce texte inédit est extrait du prochain roman en chantier  de Douna Loup. Il constitue  l'ouverture du No 85 du Passe-Muraille. Douna Loup vient d'obtenir le prix Schiller pour son premier roman, L'Embrasure, paru au Mercure de France en 2010.

dimanche 13 février 2011

Bibliothèque américaine (V)


Wikipedia
 L’Europe, cette Amérique

Evansville, Indiana, 2011

Je ne réalisais pas, avant de vivre ici, à quel point la fascination était réciproque entre le Vieux et le Nouveau Continent. Je m’en suis aperçu peu à peu, au fil de mes conversations, puis en tombant sur un livre d’Henri James, que je ne connaissais que de nom.

Si j’ai acheté Daisy Miller, c’est avant tout parce la quatrième de couverture disait que l’héroïne, une riche, jeune et belle Américaine, passait ses vacances « on the shores of Switerland’s Lac Leman » ; et toute une partie de ce petit roman, en effet, se passe à Vevey, dans une Suisse idyllique faite d’hôtels, de lacs et de châteaux. La suite de l’histoire voit la pauvre Daisy Miller se lier d’amitié à un homme, tomber amoureuse d’un autre, jusqu’à l’issue fatale, dans une Rome colonisée par les Américains.

C’est dans cette même ville que se passe une bonne partie du célèbre roman de Patricia Highsmith, Le Talentueux Mr. Ripley, que l’on est invité à lire comme une réécriture contemporaine des Ambassadeurs d’un certain Henri James. Tom Ripley est un jeune homme qui ne va pas fort. Tôt orphelin, élevé par une tante qui le méprise, il vit d’arnaques et change régulièrement d’appartement, dans le New York des années 50. Jusqu’au jour où un homme le supplie d’aller en Europe d’où son fils, Dickie, ne se décide pas à revenir. Tom accepte, se rend en Italie, retrouve Dickie. Mais la vie de ce dernier, sa relation ambiguë avec Marge, une Américaine, et sa fortune, rappellent trop cruellement à Tom sa propre vie, et son esprit, rationnel en apparence, invente une solution discutable.

Bien souvent, l’attrait pour l’Europe s’avère dangereux : Tom Ripley se retrouve, entre Mongibello, la Côte d’Azur et Paris, dans de beaux draps (au sens propre et au figuré) ; Daisy Miller perd, à Vevey puis à Rome, plus que son honneur ; Jake Barnes, le narrateur du roman d’Hemingway Le Soleil aussi se lève, erre entre la France et l’Espagne, traînant une atroce blessure de guerre ; les protagonistes de Tendre est la nuit de Fitzgerald brûlent leur mariage entre Zurich et la Riviera française. La liste est longue des héros américains que l’Europe a écrasés. Mais l’espère ce nostalgie qu’ils ont tous pour le Vieux Continent est étrangement contagieuse, et vu d’ici, l’autre côté de l’Atlantique charme, attire, donne envie que l’on s’y aventure.

(Contrepoint fortuit, je viens de lire à San Francisco L’Or de Blaise Cendrars, qui raconte comment Johann August Suter, un Bâlois du XIXème siècle, quitte femme et enfants pour la Californie, où il devient riche puis est ruiné lorsque le premier or est découvert sur ses terres. Ou comment cette fascination réciproque est aussi, du moins en littérature, réciproquement dangereuse…)

Bruno Pellegrino

dimanche 9 janvier 2011

Bibliothèque américaine (IV)

Source: Nasa

New York sens dessus dessous

Evansville, Indiana, fin 2010

Ici, les librairies ne sont pas de petits magasins sur lesquels on peut tomber au coin d’une rue. Même parmi les centaines de boutiques des immenses « malls », il est rare d’en trouver. Ici, il faut prendre sa voiture et la garer sur le parking de Borders ou Barnes & Noble, les deux plus grosses librairies du pays-continent, où aller chez Walmart, la première chaîne de supermarchés, et dégotter au rayon livres, parmi les bestsellers du New York Times, deux titres intéressants.

L’Homme qui tombe (2007), de l’encore-vivant-mais-déjà-culte Don DeLillo, commence ainsi : « Ce n’était plus une rue mais un monde, un espace-temps de pluie de cendres et de presque nuit. » On s’attend, venant de l’auteur d’Underworld, à un grand roman-fleuve explorant l’univers éclos de cette scène apocalyptique, mais ce n’est pas vraiment le cas. Le roman raconte la vie de Keith Neudecker après qu’il a réchappé des attaques du 11 septembre. À travers sa famille, ses collègues, ses amis (morts ou vivants), et avec en contrepoint l’histoire de l’un des terroristes, on a bel et bien une sorte de vue panoramique de l’événement, son avant, son pendant, son après. L’auteur maîtrise son art, c’est indéniable ; mais on referme le livre avec un peu de frustration et une sorte d’à quoi bon, parce que tout ou presque dans ce roman est sans espoir, sans rémission.

On peut alors se tourner vers Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Let the Great World Spin, 2009) de Colum McCann. Pour traiter les événements de 2001, l’auteur se sert d’un jour d’été de 1974 où un funambule pour le moins intrépide a marché, dansé, couru sur une corde tendue entre les toutes nouvelles tours jumelles du World Trade Center. Autour de cette performance, les vies d’une dizaine de personnages se croisent : un prêtre irlandais, des prostituées du Bronx, un couple d’artistes drogués, des mères de soldats morts au Viêtnam… Loin du désenchantement de L’Homme qui tombe, McCann scanne New York de haut en bas et de bas en haut et y recherche la beauté des gestes – que ce soit ceux d’un funambule sur son fil, d’une habitante de Park Avenue qui ouvre le réfrigérateur la nuit quand son fils lui manque, ou d’un homme qui permet à des prostituées d’utiliser sa salle de bains entre deux clients, même s’il se fait pour cela régulièrement démolir la face.

Deux romans qui creusent New York et en font un monde, et ils ne sont pas les seuls : des décombres du 11 septembre n’ont pas fini de surgir les tentatives d’en faire quelque chose.

Bruno Pellegrino