ill. Camille Marshall
Les mascarades
(Trois histoires de costumes)
Pour les enfants d’Antoinette Culet
La traque
Le premier homme marche les yeux froncés vers les branches bleues des sapins, tendu à la recherche d’un signe. Le deuxième homme avance les mains en casquette, une herbe entre les dents, fouillant du regard le fond râpé de la forêt. Le premier homme dépasse sans le voir un jeune cerf élaphe, tapi dans un creux du terrain. Le deuxième homme s’appuie sans le savoir contre le perchoir d’un jeune loup-cervier, fondu dans les branches et le ciel. Les deux hommes progressent de front, à un jet de pive l’un de l’autre. Le premier homme essuie du dos de sa main la transpiration qui perle sous ses sourcils, son fusil serré dans le poing. Le deuxième homme, à l’affût, mâchonne son herbe et avance souplement. Les deux jeunes animaux regardent le chasseur et son rabatteur s’éloigner en direction des crêtes boisées de la forêt, l’un suivant l’autre comme la douleur le coup. Les deux hommes disparaissent derrière les rochers bruns, à plusieurs jets de pierre. Le cerf élaphe tend le cou et le chasseur réapparaît plus loin, accroupi derrière un tronc seul, son fusil contre la joue. Le loup-cervier observe de son perchoir le rabatteur accomplir un cercle lent autour d’un bosquet de fougères. Le plafond de la forêt se fend et les moucherons restent suspendus dans la lumière qui rejoint le sol. Le rabatteur semble faire un signe du poignet en direction d’une ombre bleue dans les fougères. Le chasseur acquiesce des paupières et se positionne. Il hausse l’épaule sous son fusil, son corps est immobile comme le ciel avant un orage de chaleur. Les deux animaux approchent anxieusement, ne pouvant se résoudre à se montrer. Le rabatteur disparaît de leur vue, sur ses avant-bras, le menton dans la terre, observant l’ours qui respire avec régularité au milieu des fougères fanées. Le ciel est bas sur la forêt. Le rabatteur roucoule quelque chose de sylvestre. Les deux animaux sursautent lorsque les deux coups de feu claquent dans l’air. L’homme au fusil n’a pas bougé. Une petite fumée stagne au dessus de sa tête alors qu’il casse son fusil en silence. Son frère s’approche doucement de l’ours qui n’a pas bronché, deux balles enfoncées dans sa fourrure comme deux pierres dans du sable mouillé. Le tireur observe depuis son poste, un bras dans la cartouchière, son fusil plié sur l’autre. Le rabatteur s’agenouille à côté de la prise, il a un mouvement de terreur. Le tireur se lève en craquant les genoux, questionnant des yeux en direction de la curée, ses sourcils l’un contre l’autre. Le rabatteur a maintenant l’air inquiet, il considère la forêt autour de lui en tenant son herbe entre les doigts. Le tireur a rejoint son frère, ils regardent. La panoplie d’ours, les coutures apparentes sous la lourde fourrure, la mâchoire fixée au vieux cuir, fume en deux endroits alors que l’homme barbu, sa tête encore à moitié sous le crâne amovible de la bête, ressemble à un enfant qui dort. Les chasseurs retirent complètement le masque d’ours de la tête de l’homme, utilisant les manches de leurs habits – car la mort, voyez-vous, est peut-être contagieuse. Un craquement fait bondir les deux frères qui se retournent. Un cerf élaphe et un loup-cervier, tremblants sur leurs pattes de derrière, leur tête entre les mains, sortent lentement du bois. Sans comprendre, les deux chasseurs examinent les deux enfants, identiques sous leur assemblage de fourrures cousues, s’approcher affligés de la dépouille de leur père qui continue de saigner dans son costume ouvert.
L’enjôleuse
La jeune fille entre dans la ferme familiale, fiévreuse, et monte à l’étage sans prendre la peine de retirer ses souliers noirs. La jeune fille bifurque par la chambre de ses parents, sans s’attarder sur les draps noirs et les couronnes noires qui recouvrent le côté gauche du lit conjugal. La jeune fille grimpe au galetas et allume sa lampe à pétrole, sans se soucier des insectes piégés qui tintent et fument contre le verre bouillant. La jeune fille défait ses cheveux, se déshabille en désordre, déposant en une petite pile penchée sa jupe noire, son corsage noir, ses gants noirs, son châle noir et ses souliers noirs. Nue et rousse comme la flamme, elle frissonne et soulève le couvercle d’un vieux carton. Sur sa peau brûlante elle passe une robe crème, un tablier de dentelle brune et se coiffe d’un chapeau de paille qu’elle trouve tout au fond du carton. La jeune fille se retourne vers la glace poussiéreuse, dans le halo de lumière : c’est vrai qu’elle lui ressemble étrangement, maintenant. Alors la jeune fille referme la trappe du galetas derrière elle, descend au jardin et passe devant le bâtiment des chevaux, en direction de l’enclos. Leur mère apparaît aux jumeaux qui attendent au soleil, leurs petites jambes identiques balançant dans l’air chaud du corral, à califourchon sur les rondins brûlants. La jeune fille s’arrête à quelques mètres de ses petits frères, au visage une moue enjouée, sur ses hanches ses mains comme elle l’a tant vu faire. Les jumeaux ont le visage qui s’allonge et les yeux qui s’écartent. La jeune fille a sa poitrine qui lui serre le thorax sous le tissu rêche de la robe, le cœur qui tamponne contre la gorge. Les jumeaux miaulent et brament et battent des mains autour de leur mère – ils le savaient bien, eux, qu’elle finirait par revenir ! –, la complimentant sur sa beauté, n’osant toutefois toucher la flamme. La jeune fille explique à ses nouveaux enfants qu’il faut annoncer la bonne nouvelle, à commencer par le père, qui sera heureux de l’apprendre, lui qui est parti pour une battue. Les jumeaux s’échangent des yeux fous, gesticulent et trépignent, tentant de s’expliquer mutuellement un bonheur identique. Leur mère les prévient que la battue est pour un ours, et que le père a choisi de jouer l’appât. Les jumeaux répondent sans sérieux que plus rien ne leur fait peur, qu’ils ont hâte et qu’ils ont chaud. La mère leur explique que la forêt est bien plus grande que ce qu’ils s’imaginent. Les jumeaux racontent qu’ils connaissent déjà ce sentier jusqu’à l’arbre couché, que ce n’est pas un problème et qu’ils ont soif. La mère leur annonce que cette fois-ci, ils devront aller beaucoup, beaucoup plus loin, et que la bête se dirigeait vers la crête des bois, en direction des vallées. Les jumeaux assurent, des plis fauves sur le front, que le père, il ne va pas en revenir ! Comme ils courent en direction de la maison, la mère leur crie d’utiliser leurs accoutrements favoris, et de se dépêcher de rentrer pour le dîner. Les jumeaux disparaissent derrière le coin du bâtiment, détalant dans la lumière du soir, l’un devançant l’autre comme le cœur la raison. La jeune fille retire son chapeau de paille et délace le haut de sa robe pour redonner de la place à ses seins. Elle a son cœur qui lui bondit entre les poumons. Un cerf élaphe et un loup-cervier, leurs lourdes fourrures couturées dans le dos, leur tête sous les bras de deux enfants identiques, s’encourent dans le pré chaud qui sépare le domaine de la forêt. Les larmes montent aux yeux de la jeune fille qui n’a ni joie ni tristesse. Ses cheveux roux lui brûlent la tête et sa robe lui tombe maintenant presque sur les hanches. Ce soir, il n’y aura peut-être personne pour revenir dîner.
L’issue
Le premier des deux hommes avance précautionneusement sur la côte fragile de la crête, son fusil en bandoulière, ses yeux rivés sur les mousses entre les racines où il cherche la suite de la piste. Le second des deux hommes marche à la même hauteur que l’autre, à un jet de pive en contrebas, le regard fouillant les branches les plus hautes à la recherche d’un nouveau présage. Devant eux, les ravines succèdent aux éboulis, et dans les trous des arbres le ciel brun est immobile comme avant un orage de chaleur. Les deux hommes s’arrêtent brusquement, l’un imitant l’autre comme le renard l’enfant. Comme en équilibre sur une ligne fictive, à l’affût d’un souvenir perdu, la tête penchée et les yeux clos pour mieux recevoir, les deux hommes se baissent. Le premier des deux hommes replace sur son visage le mufle de loup-cervier qu’il avait retiré pour reprendre haleine, faisant à l’autre un geste des yeux en direction du fourré de fougères fanées. Le second des deux hommes abaisse sur la sienne la tête de cerf élaphe qui lui pend sur la nuque, frôlant des andouillers les branches les plus basses quand il se redresse avec calme. Le fourré de fougères semble bouger une première fois pendant que le premier des deux hommes abaisse le chien de son fusil. Le fourré de fougères semble bouger une seconde fois alors que le second des deux hommes contourne la zone de plantes sèches, faisant des signes de tête évidents en direction du gibier. Les dieux et les bêtes retiennent leur souffle dans la chaleur de la forêt. Deux coups de fusil font trembler le bras du premier des deux hommes alors que la lumière pénètre dans la clairière par une fente du dôme. Le second des deux hommes s’approche prudemment de la scène, relevant son masque de cerf au-dessus de sa tête comme s’il priait le ciel. L’air chauffe sous la voûte des arbres. L’homme-cerf écarte des mains les fougères les plus hautes et reste un instant suspendu au-dessus du vide, sa tête d’humain vers la terre, sa tête de cerf contre le ciel. Le tireur se hisse hors de son trou, son masque de loup-cervier dans la main, interrogeant des yeux. Les fougères jaunes sont des flammes immobiles et les deux hommes se tiennent coi, le cœur étrangement serré. Un ours s’approche angoissé, sa tête formidable entre ses mains, sa lourde fourrure couturée jusque dans le dos. L’homme dans l’ours contemple les deux chasseurs, puis ses yeux vont sur les deux petits squelettes qui brillent sans chaleur au milieu des fougères. Des cloches tintent au loin. L’homme dans l’ours pleure dans sa barbe, alors que ses deux fils, étreints d’une indicible nostalgie, examinent sans comprendre les vieux restes de deux petites créatures identiques.
Daniel Vuataz
Juillet 2010