mardi 12 avril 2011

La cotte de mot de Georges

par Georges Nivat

Georges était mon « tiozka » comme on dit en russe, où un mot précis désigne ce compagnonnage de prénom et d’ange, Georges aimait ce compagnonnage, et me le rappelait souvent. J’entends encore sa voix chaude et sourde comme celle d’un alto, qui m’appelle par notre prénom. C’était à Bordeaux, à Genève, ou à Paris, sou¬vent dans un café, mais aussi dans une de ces foires aux livres qu’il n’aimait pas, mais supportait comme un joug imposé au boeuf littéraire qu’il était. Son long artisa¬nat de la main qui écrit, son oeil défaillant en plongée sur le graffiti comme la loupe d’une divinité scrutant les Gulliver humains – il était gnome et dieu, il semblait un Héphaïstos de l’écriture. « L’acharnement à écrire est un acharnement amou¬reux », écrit-il lui-même. Et cet acharnement l’apparen¬tait à un Russe qu’il aimait beaucoup, édité en fran¬çais par son ami Vladimir Dimitrijevic dans nos chers Classiques slaves, Vassili Rozanov. Il se place d’ail¬leurs sous son invocation dans Le Livre des passions et des heures. « Mon rôle est de me complaire dans l’être humain, non de la haïr ».

La sagesse douce, la bien¬veillance qui émanait de lui était unique. C’était une disponibilité à l’humain, qui pour lui était équivalent à la disponibilité d’écriture. Quelque chose de stoïcien plus que zen. Une fermeté d’âme que chacun ressentait auprès de lui, un stock de vertu au sens italien du mot : le courage, le labeur, la grâce qui descend sur les humbles et sur les choses, l’aube, la pluie, un mur, un préau…

Il était comme enraciné dans ce quotidien des choses reçues dans une humilité qui pour moi l’apparente à Charles Péguy. Et pourtant il me semblait souvent faire simplement halte dans notre monde, une halte certes plus terrienne que la nôtre, mais une halte entre deux chemi-nements vers des destina¬tions que seul son oeil inté¬rieur connaissait.

On se sentait protégé par la cotte de mots que sa prose tricotait avec sa poésie et le quotidien qui était au bout des aiguilles. Cette cotte de mailles protectrice était un manteau d’Intercession, elle protégeait, et protégera en¬core longtemps ceux qui ai¬ment entrer dans son bour¬donnement de mots. Elle défend de l’usure des choses, des mots, de la vie. L’État de poésie où il nous faisait glisser presque contre notre gré est une enfance qui per¬dure, cheminant à côté de notre âge, de notre vieillesse. En parlant de sainte Thérèse d’Avila Georges parle de présence illuminative, et dé¬finit par là même la sienne propre. Mais ce mystique-là ne reste pas dans le flou, il laboure sans répit la connais¬sance ; il est un glaneur de toutes les littératures, de la russe à l’espagnole, de tous les terroirs, du Léman à la Crète, n’aimant rien tant que le détail, les larcins pris au quotidien, proche ou lointain. Ce labour obstiné d’un terroir journalier nous a donné un inimitable texte sans début ni fin, voisinage de rue, et compagnonnage du monde.

Il aimait, ou il n’aimait pas. Il n’était pas tiède. Il ne louchait pas vers les feux de la rampe pour savoir vers quoi ils étaient braqués. Un périmètre étroit lui ouvrait l’authentique, un tour du monde des cultures l’assu¬rait d’être bien planté sur la terre des hommes. Et c’est sûrement ce qu’il nous laisse de plus précieux : l’exemple et le don d’être soi, rien que soi, et tout soi dans notre monde clignotant. Frère Georges, mon « tiozka », vous nous manquez.  G.N.

Le Passe-Muraille, No 85

IN MEMORIAM

Pour Georges Haldas : Georges Nivat – Serge Molla – Matthias Tschabold


Pour Anne-Lise Grobéty : Bruno Pellegrino

LETTRES ROMANDES

Alain Bagnoud – Etienne Barilier – Nicolas Bouvier et Thierry Vernet – Jean- Yves Dubath – Hughes Richard – Jean-Louis Kuffer – Michel Layaz

AUTRES HORIZONS

Jean-Pierre Guéno – Frédéric Jaccaud - Xavier Mauméjean – Philippe Muray – Philip Roth Matthias Zschokke

Une bonne nouvelle

Notre compère Bruno Pellegrino, 21 ans et des poussières, vient de décrocher le prix du Jeune Ecrivain 2011 pour sa nouvelle intitulée L’Idiot du village. À lire dans le recueil paru chez Buchet-Chastel sous ce titre. Chapeau, gamin


Décidément, le p’tit Bruno n’en finira pas de nous étonner. Il y a quelques années de ça, ses profs n’en croyaient déjà pas leurs yeux : que ce baby leur balance des copies pareilles ! Le père, la mère, l’oncle furent soupçonnés : que non pas, c’était lui le coupable! Même que, bien avant son bac, lui fut attribué le prix de la meilleure composition de son établissement scolaire, publiée in extenso dans le journal 24Heures.
Dans la foulée, je  lui proposai de collaborer au journal littéraire Le Passe-Muraille, puis à la rubrique culturelle du grand quotidien vaudois. Il écrivait, alors, comme un digne sexagénaire de 17 ans. Je lui suggérai de rajeunir un peu. Il s’y employa. À dix-huit ans, il écrivait comme on le fait à quarante ans, trente ans même. Et puis il passa son bac, entra en fac de lettres, s’envola bientôt pour les States avec sa bonne amie, pour y passer une année d’études.
C’est de là-bas qu’il a débarqué l’autre jour au Salon de Paris où l’équipe du prix du Jeune Ecrivain, Christiane Baroche en tête, l’attendait pour lui remettre le Premier prix de l’année 2011. À préciser qu’en 27 ans, le prix du Jeune Ecrivain a déjà reçu 20.000 textes de toute la francophonie et publié 150 lauréat, révélant notamment Marie Darrieussecq, Antoine Bello et Jean-Baptiste Del Amo.
Cette année, sous le titre éponyme de L’Idiot du village, la cuvée 2011 nous révèle douze textes en recueil, avec la nouvelle de Bruno Pellegrino en point de mire. Christiane Baroche, éminente nouvelliste comme chacun sait, la présente en ces termes : « Cette nouvelle terrible, jaillie des dix-neuf ans de Bruno Pellegrino, démontre que la peur trouve en quelque sorte une raison de se venger des morts inattendues, des catastrophes brutales et de l’annonce d’une guerre imminente, sur un bouc émissaire commode, l’idiot du village du coin ».
L’idiot du village représente en effet, comme pour illustrer, admirablement et sans doute en toute ingénuité, la thèse de René Girard, le phénomène de la crise mimétique collective à l’origine de nombreux mythes et légendes. Dans une langue voulue fruste, pour mieux pointer le type du narrateur frotté de veulerie populaire, le jeune écrivain parvient à établir une tension crescendo dans un contexte villageois évoquant à la fois la terre vaudoise de Ramuz et, plus universellement, une province profonde de n’importe où. En une vingtaine de pages, le drame se prépare, implacablement, et débouche sur l’issue prévisible mais qui nous prend néanmoins à la gorge. C'est fort, le môme... (JLK)

L’idiot du village, de Bruno Pellegrino, et autres nouvelles. Prix du Jeune écrivain 2011. Buchet-Chastel, 293p.

D'autre part, entre passeurs...

Editorial

Un petit livre épatant vient de paraître chez un petit éditeur lausannois à l’enseigne fluette de Paulette, en quoi nous voyons un petit événement.

On nous dira : ça y est, le snobisme du minuscule les reprend, plus c’est petit et plus c’est grand, on connaît ce genre de fadaises d’esthètes à chichis ! À quoi nous rétorquerons pourtant : que nenni !

Car ce petit livre dont nous saluons l’apparition quasi miraculeuse, intitulé Chroniques d’un Occident nomade, et marquant la révélation non moins radieuse d’Aude Seigne, 25 ans, se déploie au contraire dans les grandes largeurs d’une littérature qui respire, et ce n’est pas par jeunisme non plus que nous félicitons l’éditeur Sébastien Meyer, 23 ans, de cette belle et bonne découverte.

Une nouvelle collection littéraire, à l’enseigne du Passe-Muraille, vient également d’apparaître en librairie, en complicité avec les éditions d’autre part de Pascal Rebetez, dont la visée affirmée est d’accueillir et d’escorter des auteurs suisses ou étrangers « re¬marquables par la singularité de leur voix ».

Or la voix d’Aude Seigne, comme celles de Douna Loup ou de Sébastien Meyer écrivain, déjà présentées dans Le Passe-Muraille, sont précisément de celles que nous aimerions défendre et illustrer, comme nous le faisons d’ailleurs depuis bientôt vingt ans. Pascal Rebetez lui-même, écrivain et éditeur, manifeste lui aussi, depuis belle lurette, cette attention vive aux voix originales de ce pays : les derniers titres de son catalogue, marqués par un tenace esprit d’indé-pendance, le prouvent une fois de plus dans la variété des tons très personnels de François Beuchat, Jean- Yves Dubath, Pierre-André Milith et Frédéric Mairy.

Enfin, ce nouveau compagnonnage des éditions d’autre part et du Passe- Muraille ne fait que relancer nos désirs respectifs de passeurs. Cela seul compte en effet, sur fond de satura¬tion et d’empoigne, de gros tirages et de battage : que passent de nouvelles voix à travers le bruit…



Jean-Louis Kuffer

(Ce texte constitue l’éditorial de la dernière livraison du Passe-Muraille, No85, mars 2011)

Portraits ci-dessus: Aude Seigne, Sébastien Meyer et Pascal Rebetez.

Le soleil


Par Douna Loup

J'ai toujours aimé le soleil sur la ville de Pripyat.
Il était comme une lame qui coupait le gâteau de la vie en tranche. Une bonne part pour chacun. J'avais trois ans la première fois que j'ai goûté au mot « soleil », que je l'ai fait tourner dans ma bouche longtemps jusqu'à que je sente le feu de cette boule me consumer de l'intérieur pour répondre à l'autre éclat qui venait d'en-haut, l'éclat de cette boule lointaine qui m'aveuglait.

J'étais toujours fascinée par ce qui luisait, par ce qui était loin, même par cette couleur bleue du ciel étalée au-dessus de nous. Dans la ville de Pripyat, je me promenais comme si la vie devait durer toujours et s'accorder au bleu du ciel qui déroulait ses nuances saison après saison, je ne me posais pas de question inutile, mes yeux quand je me promenais dans la ville de Pripyat, mes yeux pouvaient se charger du monde, s'en charger comme d'une plume, c'était léger, c'était confortable.

Je coupais le monde en milliers de morceaux qui s'éparpillaient en images. Je marchais dans les rues et la ville de Pripyat se fragmentait à l'infini dans mon regard, un petit triangle remplis de feuilles de peupliers, un petit carré où venaient circuler des voitures de toutes les couleurs, un petit rectangle traversé par les balançoires et l'ombre des immeubles qui pendant un instant redessinait les rues. J'aimais tout, je me souviens de tout.

J'avais trois ans quand j'ai connu la gloire. Le défilé du premier mai sur les épaules de mon père, le défilé sur les avenues de la ville de Pripyat. J'avais trois ans et lorsque quelqu'un me demandait à cette époque ce que je voulais devenir plus tard je répondais « Communiste! » mon père était un éléphant qui me faisait voir ce qu'il y a de plus beau au monde, les visages des hommes et des femmes tous ensemble mêlés dans la fête, je les voyais du haut de ses épaules et la joie sacrait leurs visages, je les voyais du haut du monde et je les entendais chanter dans mon corps, ils chantaient tous dans mon corps, des milliers de voix dans ma poitrine, des milliers de voix dans mes jambes qui battaient la cadence contre les épaules de mon père, et du rouge partout qui ficelait le bonheur, qui l'entourait comme un ruban pour qu'il reste là, toujours, dans les rues de la ville de Pripyat.

C'était comme ça quand j'avais trois ans sur les épaules de mon père, c'était comme ça dans la ville de Pripyat, et ce jour là j'ai cru que toute la vie serait du rire qui paradait sur les avenues, j'ai cru que grandir c'était juste pouvoir marcher seule sur les routes.

Après il y a eu des années différentes, mais dans la ville de Pripyat j'ai toujours aimé le soleil, pas comme ici dans cette pourriture d'immeuble, dans cette pourriture de vie, pas comme dans la ville de Kiev où le bonheur reste hors de mon visage, hors de mon ventre, où tout reste en-dehors de moi sauf la putréfaction du monde.

Je suis née le 7 mars 1953 deux jours après la mort de Staline, ma mère poussait pour me faire sortir de son ventre pendant que les rues de la ville de Pripyat étaient remplies de deuil national, pendant que les visages de tous les habitants de l'URSS portaient sur eux la mort du Grand chef, mais ma mère le 7 mars à quatorze heure ne pensait plus à l'agonie de Staline en poussant la vie hors de son corps, elle pensait à l'instant qui vous fait mère en une seconde et elle criait sur les infirmières en noir, mais les infirmières avaient reçu pour ordre de maintenir le deuil jusqu'aux funérailles nationales, le deuil incontestable qui secouait la nation leur pendaient des mains pendant qu'elle m'attrapaient dans la chambre de l'hôpital de Pripyat et le portrait du « Petit père des peuples » que j'ai peut-être croisé dans les couloirs de l'entre-deux-mondes s'il existe, était suspendu en face de son lit avec des fleurs pour tenir sa mort bien en place, ma mère m'a mise au monde sous le nez de Staline qui s'en foutait dans son cadre en acier et les infirmières ne pouvaient pas la féliciter, même une fois que mon petit corps fût posée sur sa poitrine dont le lait se mettait à couler, même une fois que mes mains se collèrent sur la bouche de ma mère qui pleurait en riant et même lorsqu'elle leur dit à tous, comme en chantant alors qu'elle chuchotait ayant usé sa voix sur les dix heures qu'avait duré son effort comme le bois s'use contre les pierres, même donc lorsqu'elle déposa tout doucement dans leurs oreilles mon prénom rien qu'à moi Livia, Livia, elle s'appellera Livia elle est née par une belle journée, le ciel est fixe, le ciel est d'un bleu fixe; les infirmières continuaient à se lamenter en répétant Staline, Staline.

Dans la chambre d'hôpital il y avait ces deux noms qui s'empilaient face à face comme les briques de deux murs qui fauchaient l'horizon, Staline, Livia, Staline, Livia, ces deux noms annonçaient de façon incompatible la mort et la vie en même temps, ces deux noms se faisaient face, se faisaient échos et j'ai toujours pensé que si j'étais née avant, je n'aurais pas été ce que je suis pour toujours, une petite fille coincée entre deux murs.

Mon père travaillait à la centrale, il est arrivé le soir, il m'a prit dans ses bras et ma mère lui a dit qu'elle avait déjà choisi de m'appeler Livia. Alors mon père m'a reposé sur le lit blanc, mon père a enlevé ses chaussures, sa veste, a enlevé le froid qu'il portait sur les mains, il a ouvert la fenêtre qui donnait sur la cour et il s'est allongé par terre en me couchant sur son ventre, il a respiré mon odeur et quand il est remonté à la surface du lit où ma mère l'attendait il lui a dit c'est bon, Livia c'est bon.

C'est comme ça que je me suis fait baptisée, face au souffle noir du deuil national et dans les bras de mon père qui soupesait dans l'intime si le prénom de Livia était vraiment celui qu'il me fallait.

Je remercie mes parents, aujourd'hui encore, s'il reste une chose dans laquelle je me sente bien dans cette ville de Kiev où tout est à côté, déplacé, déchiré, s'il reste une chose c'est bien mon prénom, Livia, mon terrain infime, mon petit infini dont je suis la seule et unique habitante.

Dans le ciel les astres s'éloignent toujours plus.

Plus j'ai grandit, plus ils se sont éloignés. À six ans je pensais qu'en devenant adulte les astres me paraîtrait moins loin, je me disais que je pourrais peut-être même les rejoindre un jour. Mais je n'ai jamais été aussi près du ciel que ce jour de premier mai sur les épaules de mon père avec dans la bouche le mot « soleil » qui rayonnait comme un petit dieu.

Aujourd'hui en faisant la vaisselle dans ma cuisine qui donne sur la place carrée de la ville de Kiev, en faisant la vaisselle je peux regarder les branches qui se croisent devant ma fenêtre, le marronnier tricote, les merles se mêlent aux mouvements des feuilles, le vent est le maître absolu, mais quelque chose s'échappe toujours trop vite dans ces moments que je pourrais trouver beau, que j'aurais sans doute trouvé beau dans la ville de Pripyat, mais ici, aujourd'hui, j'ai quarante-quatre ans et je suis lasse, je ne suis pas au bon endroit, ça me donne envie de hurler cette sensation de ne pas être à ma place, de ne pas être celle que Livia Mislev aurait du être à cet âge de quarante-quatre ans, celle que Livia Mislev aurait du être dans sa cuisine par cette journée d'octobre 1997 en faisant sa vaisselle et en regardant les merles et les branches d'un marronnier s'emmêler.

Ce n'est pas le bon marronnier, ce ne sont pas les bons merles, ce n'est pas le bon liquide vaisselle, ce n'est pas le bon silence qui se cognent sur les assiettes sales, tout est faux.

Je vais m'assoir devant ma table dans la cuisine. Tout est propre dans la maison, j'ai même nettoyé les bruits en calfeutrant mes fenêtres, la porte et en éteignant la radio que je laisse parfois emplir le salon de voix inconnues, je suis assise devant ma table mais je sais bien que rien n'existe, que je suis seule dans une mer d'atomes, une mer d'atomes qui s'entrechoquent, et j'aimerais rejoindre l'exosphère, cette zone qui commence à environ sept cent kilomètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer; là, les particules sont si rares qu'il n'y a presque pas de collision entre elles, les atomes s'y comportent librement, il y en a même qui s'échappent dans l'espace.

Ce texte inédit est extrait du prochain roman en chantier  de Douna Loup. Il constitue  l'ouverture du No 85 du Passe-Muraille. Douna Loup vient d'obtenir le prix Schiller pour son premier roman, L'Embrasure, paru au Mercure de France en 2010.